Anthony Hussenot étudie les évolutions dans le monde du travail. Il est professeur en sciences de gestion à l’Université Côte d’Azur et responsable de l’équipe de recherche Alter-Organizing du laboratoire GREDEG UMR CNRS. Découvrez l’interview rédigée par Éline Coué, étudiante au sein du Master 2 ICONES.
Anthony Hussenot – Dernier livre paru : « Pourquoi travailler ? Place et rôle du travail dans un monde en mutation »
En tant que spécialiste du travail et des théories des organisations, comment décririez-vous la crise sanitaire que nous avons subi et la manière dont les entreprises ont su la gérer ?
La pandémie a été un accélérateur d’un certain nombre d’évolutions que nous pouvions observer dès le début des années 2010. On pense bien sûr au télétravail, mais il y a aussi le développement du travail à la tâche sur les plateformes en ligne et l’augmentation constante du nombre de micro-entrepreneurs. Il y a aussi les transformations dues à l’usage de nouveaux outils d’intelligence artificielle. Les designers, les journalistes, les graphistes, les codeurs etc. sont en train de vivre une rapide évolution de leur métier. Plus fondamentalement, c’est notre rapport au travail qui a été questionné pendant la pandémie et ce débat n’est pas terminé. Il a d’ailleurs été au cœur des échanges et des oppositions durant la réforme des retraites que nous avons vécue cet hiver.
On parle souvent de crise du travail, mais il me semble qu’il s’agit plutôt d’un mouvement d’émancipation. Ce n’est donc pas une crise au sens où les choses devraient revenir à un état déterminé, mais plutôt un mouvement social qui fera sans doute évoluer le monde du travail dans une direction qui est très difficile à anticiper. Peut-être même assistons-nous à l’émergence à un droit à l’épanouissement au travail, comme je l’observais dans un récent article publié dans Le Monde. Dans tous les cas, la crise écologique et sociale, ainsi que le développement des technologies vont entraîner des évolutions importantes. De ce fait, il nous appartient collectivement de faire en sorte que ces évolutions soient bénéfiques pour la plupart des personnes.
Nous sommes peut-être à l’aube de changements profonds dans le monde du travail. À ce titre, vous avez écrit un livre sur le sujet, pouvez-vous nous en parler ?
Dans mon dernier livre (« Pourquoi travailler ? » aux éditions EMS), je parle du rôle et de la place du travail dans notre vie. J’essaie de montrer qu’il y a deux grandes façons de travailler. D’un côté, il y a le travail moderne qui est la forme de travail la plus répandue. En général, c’est celle des salariés. Dans cette forme de travail, on échange principalement son temps et son énergie contre de l’argent. Le travail moderne est toujours une forme d’aliénation car nous sommes dépossédés de notre temps, notre énergie et notre production.
D’un autre côté, il y a le travail expressif, qui est traditionnellement la forme de travail des artistes, mais qui aujourd’hui s’étend à d’autres secteurs. Ici, la production du travailleur reste attachée à ce dernier, même si elle est vendue. Un tableau reste l’œuvre d’un artiste, même s’il est vendu dans une galerie d’art. Dans le livre, j’analyse ces deux paradigmes et je montre que le rôle et la place du travail dépendent de la façon dont notre vie professionnelle se positionne entre le travail moderne et le travail expressif.
Selon vous, de quelle manière la crise sanitaire a eu un impact sur notre façon de communiquer ?
La pandémie nous a fait prendre conscience d’un paradoxe. D’un côté, nous avons besoin d’une certaine proximité physique avec les personnes, mais de l’autre, ce n’est pas nécessairement la proximité physique qui crée les affinités, surtout dans un monde globalisé dans lequel les cultures, les langues et les savoirs circulent librement. Ce qui est le cas dans les pays occidentaux.
Ainsi, nous avons constaté que nous pouvons collaborer et créer à distance, ainsi qu’entretenir des relations amicales et affectives. Cela n’a rien de nouveau. Souvenons-nous des communautés de développeurs de logiciels en Open Source qui, dès le début des années 2000, avaient montré qu’il est possible d’être créatif et innovant à distance. A contrario, la proximité physique n’est ni un gage d’innovation et de productivité, surtout dans une économie de la connaissance, ni un gage de bien-être et d’épanouissement au travail.
« La crise environnementale s’est intensifiée »
Il me semble que la pandémie a permis de prendre conscience que la distance n’est pas seulement phy- sique, elle est aussi (et peut-être même avant tout) culturelle. Nous pouvons nous sentir proches d’un collaborateur qui est physiquement dans un autre pays, et très éloigné de notre voisin de bureau ».
Illustration issue du journal des étudiants du Master 2 ICONES
Pour revenir à la communication, comment les organisations peuvent-elles mieux se préparer pour pouvoir anticiper et affronter les crises contemporaines ?
S’il y a crise cela signifie qu’il y a incertitude. Or, comme nous l’avons constaté avec la pandémie, l’in- certitude est la partie la plus difficile à appréhender. Si certaines personnes acceptent de vivre dans l’incertitude et reconnaissent qu’il est difficile pour les entreprises et les gouvernements de prendre les bonnes décisions, une partie significative de la population attend des réponses, quand bien même nous sommes collectivement dans l’ignorance. Face à cette ignorance, une partie de la population préfère adhérer aux explications les plus farfelues, plutôt que de vivre avec le poids de l’incertitude.
Cela peut sembler surprenant, mais certaines personnes préfèrent une explication qui ne repose sur aucune preuve tangible, plutôt que d’accepter que l’on ne maîtrise pas la situation et qu’il nous faut apprendre par essai-erreur. Dans ce contexte, il a été très difficile pour les gouvernements de dire « nous ne connaissons pas ce virus et donc, nous faisons seulement de notre mieux avec ce que nous savons de la situation actuelle ». Plus inquiétant encore, une partie de la population adhère plus volontiers à des explications sans fondements, plutôt qu’à des connaissances scientifiques établies.
« La transparence ne crée de la confiance que si elle est pratiquée tout le temps et sur tous les sujets. Sinon, elle ne fait qu’alimenter la défiance »
À ce propos, lors d’une crise sanitaire d’ampleur, comment s’assurer de la confiance du public et des parties prenantes tout en maintenant une politique de transparence ?
Je ne pense pas qu’il y ait une réponse toute faite à votre question. Si nous avons été solidaires les uns envers les autres durant la pandémie, notamment envers les personnes les plus fragiles en respectant les gestes barrières et le confinement, le pouvoir politique a fait l’objet d’un mécontentement.
On ne peut pas dire qu’il y a eu une forme de confiance à l’égard du gouvernement. D’ailleurs, c’est en partie pour cela que les théories les plus fantaisistes ont pu se répandre si facilement. Cela étant, nous avons fait davantage confiance aux agents publics. Les soignants, les pompiers, les employés municipaux ont même bénéficié d’un large soutien. En fait, la confiance se construit dans le temps et une crise ne fait que révéler l’état de cette confiance entre des parties prenantes. Lorsqu’une crise apparaît, il est trop tard pour passer d’une relation basée sur la défiance à une relation qui repose sur la confiance.
Nous avons alors vu que, transparence ou pas, les propos tenus par les élites sont toujours suspects aux yeux de certaines personnes. Cela s’explique en partie par le fait que les mensonges du passé peuvent avoir un effet délétère sur le long terme. C’est ce que l’on observe avec les services de renseignement et les responsables politiques américains qui, depuis le début de la guerre en Ukraine, jouent la carte de la transparence. Mais leurs errements du passé fragilisent en partie leur démarche actuelle, suscitant de la méfiance dans de nombreux pays. La transparence ne crée de la confiance que si elle est pratiquée tout le temps et sur tous les sujets. Sinon, elle ne fait qu’alimenter la défiance.
Pour aller plus loin : « Pourquoi Travailler ? Place et rôle du travail dans un monde en mutation ». Editions EMS, 204 pages, 22 euros.
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